La mesure en question

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Préambule

J’ai été initiée à la métrologie par Pierre Giacomo (1), alors Directeur honoraire du Bureau International des Poids et Mesures (BIPM) et par mes collègues des laboratoires de métrologie scientifique, légale et industrielle. J’ai soutenu ma thèse de doctorat « Métrologie et enseignement » en 2003.

A l’origine, formatrice et chef de projets éducatifs et sociaux pendant plus de 20 ans, j’ai interagi avec des personnes qui voulaient apprendre, des personnes en difficulté, jeunes et adultes qui s’organisent et balisent leurs connaissances et leurs capacités. Ensemble, nous avons approfondi les questions de sens, de bon sens et de mesure, de valeurs mises au service de l’intelligence collective et de la bienveillance.

Avec quelques métrologues, nous avons fondé en 2000 l’association Métrodiff qui a pour objet la diffusion d’une culture métrologique au plus grand nombre. Des questions de mesure, de sa profondeur historique, sociale, philosophique et spirituelle sont posées aux métrologues et aux scientifiques et, au-delà, aux membres d’une société où des individus et des groupes s’organisent pour faire face à la désorientation croissante des systèmes de valeur et élaborent des solutions nouvelles pour résoudre des problèmes nouveaux qui se posent et se poseront à tous.

La naissance de la métrologie universelle

Le partage équitable des concepts de mesure et de valeurs reste central dans toute société civilisée.

Sur des temps longs, des preuves historiques et attestées font apparaître un fait récurrent : la démesure génère la mesure qui revient curieusement sur le devant de la scène lorsqu’il s’agit de l’unité sociale et de la redistribution des ressources.

La mesure fait partie de ces actions quotidiennes si familières qu’on oublie d’y penser, alors qu’elles structurent les prises de décisions dans nos sociétés. A fur et à mesure, depuis des millénaires, la métrologie a acquis ses galons de langage opérationnel à vocation universelle pour les sciences, les techniques et bien des actes élémentaires réalisés dans nos sociétés.

Le mot métrologie naît en 1780. C’est la science de la mesure et de ses applications. Le terme recouvre aujourd’hui l’ensemble de la métrologie scientifique, industrielle et légale et a remplacé, petit à petit, le domaine des « Poids, Mesures et Monnaies » hérité de nos très Anciens.

Le Système Métrique Décimal et la division décimale des mesures naissent à l’époque que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. C’est à partir du décret de la Convention du 18 germinal de l’an III (7 avril 1795), que doit s’appliquer la loi métrique en France. Dorénavant, chacun, du  plus puissant au plus humble, se servira d’un même système de mesure et sera capable de gérer ses propres affaires et de déjouer les pièges et les fraudes métrologiques.

Le projet des Lumières est universel. La revendication d’universalisme, dans le cas de la métrologie, n’est pas que cette activité s’imposerait naturellement, comme la gravitation universelle, à tous les humains, mais que cette activité immémoriale, reposant idéalement sur un partage de mêmes valeurs et de mêmes références, a vocation à être utilisée par tous les humains, au-delà de leurs appartenances politiques, culturelles et religieuses.

Le choix de partager une métrique commune, fait ultérieurement (Convention du Mètre de 1875) par la collectivité mondiale, n’est pas un abandon d’identité mais, au contraire, l’ouverture d’une porte vers l’autre au service de tous.

La racine sanskrite du mot mesure serait māa. D’où maya, l’illusion et la magie. La première déclinaison de en indo-européen est le radical med. D’où médecin, médical, méditer… Ce même radical se décline en met, mens, ment, mod. Soigner, gouverner, penser, réfléchir, peser, juger, méditer, imaginer, inventer, évaluer, estimer, équilibrer… Tous ces verbes d’action sont signifiants dans le champ de la mesure.

Pacte métrologique, pacte de confiance, pacte de reconnaissance

La longévité de la civilisation pharaonique en Egypte repose depuis l’origine sur le concept de « maât » qui exprime tout à la fois mesure, confiance, ordre et équité. Pour rendre « maât » intelligible et efficace pour chacun et pour tous, le concept est déifié et prend de la hauteur dans une organisation symbolique puissante qui durera plus de 3 millénaires. La Grande Déesse Maât, jolie jeune femme coiffée d’une plume d’autruche, dynamise et personnifie la mesure, l’équité, l’ordre, la solidarité, la bienveillance et la prospérité générale. Chacun et tous s’y réfèrent.

Lors de la psychostasie, ou pesée des âmes, Maât officie auprès de Thot, le Grand Arpenteur. Peser ses actes de son vivant et rendre compte de ses actions lors du passage de la vie à la mort semble un rituel funéraire universel.

La balance est le symbole de la justice divine et de la justice humaine.

Le pacte métrologique repose sur l’accord d’un contrat de confiance mutuelle. Un contexte culturel pacifié à l’échelle de la planète reconnaîtrait que toutes les civilisations du monde ont contribué depuis des millénaires et contribuent et contribueront encore à construire ce langage commun universel pour se mettre d’accord sur des valeurs et les moyens de les protéger.

Qu’en est-il de ce Système International d’unités (SI) hérité des travaux des Anciens voués « à tous les temps et à tous les peuples » ? Seul le marché sert d’instrument de mesure, alors qu’il n’en possède pas les qualités et, face à l’instabilité et aux excès du monde actuel, il faut revenir à des mesures vraies.

Evolution des besoins de mesure

Le physicien anglais Lord Kelvin, (1824/1907), reconnu pour ses travaux en  thermodynamique, aurait exprimé le fait qu’un changement de système d’unités de mesure n’est pas sans conséquence sur les systèmes de pensées. A moins que ce ne soit l’évolution des idées qui conduise à bouleverser les unités de mesure (2).

Pendant des millénaires, l’humain mesure le monde qui l’entoure à l’aide de ce qu’il a de plus sensible, son corps. Son pied, sa main, sa paume, la contenance de ses bras, sa journée de travail, son temps de marche sont des références bien utiles au quotidien. Aujourd’hui, l’évolution de la métrologie rejoint le sensible, le singulier.

Nous cherchons de plus en plus à mesurer et valoriser des perceptions, des ressentis comme le développement humain, le bien-être territorial ou le bonheur intérieur brut, et même quantifier notre empreinte écologique. Nous utilisons de plus en plus d’instruments de mesure, pour connaître en continu, notre état physique et énergétique, établir nos performances à partir d’indicateurs (le nombre quotidiens de nos pas, notre rythme cardiaque, notre tension artérielle, etc.) et, pour le cas échéant décider de changer de comportement.

La « métrologie personnelle » dont j’ai dessiné les premiers contours est une méthode simple : une fonction vitale de l’être qui apprend à se reconnaître et à reconnaître son environnement pour survivre, vivre et évoluer. La « métrologie collective » permet d’organiser la co-responsabilité du monde et dépasser les rapports de pouvoir qui envahissent le corps social de leur démesure et de leur égotisme.

Des travaux de recherche-action auxquels je participe montrent que l’exercice de la co-construction de dispositifs d’évaluation participatifs a des effets positifs sur le bien-être individuel et collectif. Ces dispositifs où toutes les parties prenantes co-produisent des solutions améliorent la santé morale et physique des participants et renvoient une image positive aux acteurs de terrain.

L’expérience d’actions sociales dans les territoires avec des populations fragiles ou pas montre clairement que la co-construction d’un espace commun où s’élaborent et se transmettent avec rigueur et bienveillance des outils de mesure (indicateurs) a également pour effet d’articuler une politique basée sur la confiance mutuelle et réciproque autour de pratiques communes.

Ce changement de point de vue témoigne d’une évolution culturelle : l’action sociale et l’aide à la personne deviennent une reconnaissance de l’autre par la mise en commun de valeurs communes de solidarité et de citoyenneté et par la capacité de s’outiller pour co-agir. C’est renouer avec une métrologie qui n’est pas uniquement au service de la technique, de la science ou du pouvoir économique, mais nourrit au sein de l’espace social des relations de confiance et de bienveillance.

Parmi de très nombreux travaux, les mesures d’impact, la qualité des données et celles des dispositifs d’évaluation, la co-construction d’indicateurs et de nouvelles valeurs sociales de gouvernance sont interrogées. Se mettre d’accord sur des valeurs communes nécessite d’harmoniser des méthodes et des procédés de mesure dans des domaines aussi variés que l’économie sociale et solidaire (ESS), les services, l’action sociale sur les territoires, la qualité métrologique des indicateurs de performance, etc.

Conclusion

Certains modes opératoires de métrologie traditionnelle sont probablement transposables au ressenti et au subjectif. Ils permettent  de se mettre d’accord sur ce qu’est un résultat de mesure fiable. Un préalable reste indispensable : acquérir des règles fondamentales relatives à la culture métrologique et aux principes qui sous-tendent la « bonne » et juste mesure.

L’opérateur de mesure, quelque il soit et quelque soit la nature de ce qu’il mesure, est rigoureux, honnête, attentif, minutieux, méthodique, patient. Il utilise des méthodes et procédés validés, traçables et reproductibles. Il vérifie son opération de mesure, plusieurs fois si nécessaire. Il évalue une incertitude, partie intégrante du résultat qu’il ajoute à ses résultats. Il enregistre et communique ses données et la manière dont il a obtenu celles-ci. Une mesure ne se prend pas, elle se donne.

Enfin, la mesure définit un chemin de vérité, au sens de « maât » et construit celui de la lucidité.

Notes

  • 1- Pierre Giacomo a été directeur du BIPM de 1978 a 1988
  • 2- Vedelago S. Isotopes, Mesure et démesure, n° 13, décembre 1995, p.38

Remerciements

Nos remerciements à Jamila Al-khatib, Jean Bastie, Anne-Marie Breuil, Pierre Desbordes, Michèle Desenfant, Thierry Gaudin, Marc Himbert, Patricia Loué, Eric Plantard, Bernard Rougié qui ont contribué à travers nos regards croisés à la rédaction de cet écrit, et aussi à António Cruz, Eduarda Filipe, Stephen Glasgow, Olivier Pellegrino et Kimberley Sutherland, traducteurs de l’article.

Références

Marie-Ange Cotteret est formatrice et chef de projets éducatifs et sociaux, docteur en éducation, en activité.

Crédit photo: Dominique Lacroix

Elle est présidente de l’association Métrodiff dont l’objet est le partage et la diffusion d’une base de culture métrologique. Elle est également chercheur associée au laboratoire DICEN (Paris), entrepreneur associée à la Coopérative d’Activité et d’Emploi en zone rurale Ozon, et auteur de Mesurez-vous, De la métrologie à l’autonomie (2008).

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A medição em questão (page 22)

Mise à jour octobre 2016